Un peu d'histoire ? Gay Pride 1969-2003
Connaissez-vous un article qui parle de l’évolution des Pride ?
Retour à Stonewall
De New York à Fribourg
30 ans de fierté et de visibilité gay
Un article de Stéphane Riethauser
Chaque été, quantité de villes organisent leur Gay Pride. En Suisse, Zürich et Fribourg accueillent la leur. Mais pourquoi une « Gay Pride »? Quelles sont les origines historiques de cette manifestation? Pour s’en souvenir, flash-back 34 ans en arrière…
Le temps de la honte
Nous sommes à New York, dans les années 60. Partout dans l’Etat, il est interdit de servir des boissons alcoolisées aux homosexuels, illégal de danser entre hommes, et strictement prohibé de se travestir. Mais au 53, Christopher Street, au coeur de Greenwich Village, le Stonewall Inn est l’un des seuls bars où les gays peuvent se retrouver, malgré les fréquentes descentes de police. Tenu par trois parrains de la mafia, le Stonewall cible volontairement la clientèle gay, car elle rapporte gros. Plus de 200 personnes se retrouvent le week-end et y avalent des cocktails frelatés. Chaque semaine, « Fat » Tony, le patron, graisse la patte des officiers de police du 6ème district en leur remettant une enveloppe contenant 2’000 dollars. Ceux-ci organisent régulièrement des raids au Stonewall. Mais après les humiliations d’usage et quelques arrestations, ils tolèrent la réouverture du bar. Les clients, quant à eux, habitués aux ratonnades et aux insultes, gardent la tête basse et souffrent en silence. Le temps est à la honte. Les quelques organisations homophiles existantes de l’époque, parmi lesquelles la Mattachine Society, fondée en Californie dans les années 50, prônent la discrétion absolue et oeuvrent en coulisses.
Craig Rodwell, un jeune homme de Chicago, débarque à New York au début des années 60. Immédiatement, il rejoint les rangs de Mattachine. En 1965, il organise la première manifestation homosexuelle devant le Capitole à Washington. Sous l’oeil ahuri de la police et des passants, une trentaine d’intrépides encravatés défilent en silence avec des pancartes réclamant des droits pour les homosexuels. En 1967, Craig ouvre la première librairie gay au monde, le « Oscar Wilde Bookshop » sur Christopher Street, toujours en activité à ce jour.
Année après année, Mattachine répète l’expérience de la manifestation lors de chaque Fête de l’Indépendance à Philadelphie. Mais le désarroi de Craig augmente. Cette poignée de militants à l’allure proprette peut-elle faire bouger les choses? Les revendications homos restaient lettre morte, et ce même dans le tumulte de la révolution estudiantine, des protestations contre la guerre du Viêt-nam, des revendications noires des Black Panthers, et des premiers pas de la lutte féministe. Les jeunes de la Nouvelle Gauche se refusaient à soutenir la cause gay. Et l’écrasante majorité des homosexuels eux-mêmes n’étaient disposés à sortir du placard à aucun prix.
Une descente de trop
Habitué du Stonewall, Craig, comme les autres clients, subissait les humiliations de la police sans broncher. Mais dans la nuit du vendredi 27 juin 1969, sur le coup d’une heure du matin, alors qu’il s’approche du Stonewall, Craig aperçoit un attroupement à l’extérieur du bar. Une nouvelle descente de police est en cours, la deuxième en moins de quinze jours. A l’intérieur, les flics sévissent plus brutalement que d’habitude. Le panier à salade attend devant l’entrée. Une à une, des drag-queens menottées montent dans le fourgon. Parmi elles, Tammy Novak, 18 ans, une figure emblématique du Stonewall. L’ambiance, cette fois, est électrique.
Le matin même, on a enterré quelques rues plus haut Judy Garland, l’idole de tous les gays. Et voilà qu’en sus de perdre leur star préférée, partie rejoindre son arc-en-ciel, les homos subissent une nouvelle humiliation. La foule, d’habitude silencieuse, commence à manifester. La colère monte, et quelques enhardis osent des insultes: « Sales flics! Laissez les pédés tranquilles! » Des pièces de monnaie et des bouteilles de bière commencent à voler. Tammy reçoit des coups de matraque alors qu’elle est poussée vers le fourgon. Soudain, elle réplique en envoyant un crochet au policier. A l’intérieur du fourgon, une autre drag-queen de 18 ans, Martin Boyce, donne un coup de pied dans la porte du van et fait tomber un policier. Deux autres drag-queens s’échappent, mais sont rattrapées et rouées de coups. A partir de ce moment, la foule devient hystérique. « Ordures! » « Putains de flics! » « Gay power! » entend-on hurler. Des briques font éclater la vitrine du bar. Des parcomètres sont arrachés, des poubelles mises à feu. La police, effrayée par la foule, se retranche à l’intérieur du bar. Les gays ont pris le contrôle de la rue. La rage est à son comble. En quelques minutes, les homos s’étaient révoltés.
Les unités anti-émeute ne tardent pas à arriver. Craig Rodwell téléphone immédiatement à la presse, qui dépêche aussitôt des reporters sur place. Les émeutes durent jusque tard dans la nuit. Il y a de nombreux blessés. Vers quatre heures du matin, la police reprend le contrôle de la situation.
Le lendemain, les trois grands quotidiens new-yorkais relatent l’événement. Dès le début de l’après-midi, une foule nombreuse se rassemble à nouveau devant le bar, et les affrontements reprennent de plus belle. Craig a dès le matin rédigé un tract: « Plus de mafia et de flics dans les bars gays! », et par écrit, prédit que les émeutes de la veille vont entrer dans l’Histoire.
Divisions internes
Pendant cinq jours, en intermittence, la bataille de rue continue. Dès lors, une frange de gays, Craig Rodwell en tête, cesse d’adopter le profil bas. Mais la majorité des homos ne voit pas ces événements d’un bon oeil – Mattachine en tête, qui fait inscrire sur les murs du Stonewall: « Nous les homosexuels demandons à nos gens de rester pacifiques et d’adopter une attitude tranquille dans les rues de Greenwich Village. » Avec des travestis troublant l’ordre public, les stéréotypes étaient renforcés!
Le 4 juillet, après une nouvelle nuit d’émeutes, Craig Rodwell descend à Philadelphie pour la traditionnelle manifestation de la Fête de l’Indépendance organisée par Mattachine. Les affrontements de Stonewall avaient donné du courage à certains. Deux femmes se prennent la main. Mais le leader de Mattachine, Frank Kameny, soucieux de l’image irréprochable à donner, les sépare. C’en est trop pour Craig. A ce moment précis, il devient clair dans son esprit qu’une autre ère doit s’ouvrir. Finies les ridicules manifestations silencieuses cautionnant la honte – il est temps de passer à l’action et de se montrer au grand jour! « Christopher Street Liberation Day! » pense-t-il. L’an prochain, il s’agira de commémorer les événements de Stonewall!
« Come out ! »
De retour à New York, Craig se distance de Mattachine, mobilise ses proches, et fonde le « Gay Liberation Front » (GLF). En décembre 1969 est créée une autre association, la Gay Activist Alliance (GAA). Du côté des lesbiennes, quelques tentatives pour monter des associations échouent. Mais les femmes, bien qu’en minorité, sont présentes dans le GLF. En parallèle, Craig met sur pied le comité d’organisation du Christopher Street Liberation Day. Foster Gunnison, un autre activiste, souligne les difficultés du comité à rassembler des gens: « Le problème principal est celui du secret et de la peur, l’incapacité des homosexuels à sortir du placard ». Mais bien déterminés à faire vivre cette Christopher Street Liberation Day Parade, Craig et Foster font des appels à l’aide financière. Ils ne parviennent à récolter qu’un petit millier de dollars. Ils font faire des affiches – une quinzaine de jeunes gens marchant fièrement dans les rues avec le slogan « Come Out ». Lorsqu’ils demandent finalement l’autorisation de manifester, les autorités exigent des garanties à raison de 1,25 million de dollars, et le chef de la police, Ed Davis, affirme publiquement qu’ « accorder un permis à ces gens serait incommoder les citoyens en permettant un défilé de voleurs et de bandits. » L’American Civil Liberties Union (ACLU), une association frondeuse dans la lutte pour les droits des gays, porte l’affaire au tribunal. Quelques heures seulement avant le début de la manifestation, le dimanche 28 juin 1970, le juge accorde finalement l’autorisation en déclarant les exigences de garantie trop élevées.
Le lieu de ralliement était Washington Place au coin de la Sixième Avenue. Peu avant deux heures de l’après-midi, quelques dizaines de jeunes gens se rassemblent. La nervosité est à son comble. Des centaines de policiers bordent l’avenue. La nouvelle circule que la veille cinq jeunes gays ont été tabassés à coup de batte de base-ball et se sont ensuite fait chasser du commissariat en étant menacés d’être inculpés pour « conduite immorale » s’ils portaient plainte. Personne ne sait si le cri de ralliement va être écouté. Personne ne sait à quoi s’attendre. Les flics ne bougent pas. Quelques insultes fusent, mais rien de plus. Petit à petit, quelques centaines de gays et de lesbiennes se rassemblent sous diverses bannières: « Gay Pride », « Gay is Good ». Et à deux heures et quart, vêtus de leur T-shirts ornés du signe Lambda, morts de peur, mais n’ayant plus rien à perdre, ces garçons et ces filles s’élancent ensemble en brandissant le poing et en criant de toutes leurs entrailles: « GAY POWER! »
Au fil du parcours, d’autres homos viennent grossir les rangs des manifestants. Au total, près de deux mille gays et lesbiennes remontent la Sixième Avenue jusqu’à Central Park. A l’arrivée, des larmes de bonheur envahissent les visages de Craig et de ses amis. Ils avaient réussi leur pari. L’euphorie! Unissant leurs forces, ils étaient finalement chacun parvenus à surmonter leurs peurs pour aboutir à cet inimaginable rassemblement sans heurts. Le premier de l’Histoire des gays et des lesbiennes – témoin d’un passé douloureux et espoir incertain d’un avenir meilleur.
Une étape clé
Les émeutes de Stonewall marquent-elles le début de l’émancipation homo? Pas vraiment. En Europe, dès le XIXème siècle, des pionniers tels que le Suisse de Glaris Heinrich Hössli et l’Allemand Karl Heinrich Ulrichs osent les premiers revendiquer le droit d’aimer une personne de même sexe. Puis au début de ce siècle, le Berlinois Magnus Hirschfeld, certainement le plus grand activiste gay de tous les temps, lance le Comité Scientifique Humanitaire, puis l’Institut pour la Recherche Sexuelle et contribue au fabuleux mouvement de libération gay dans l’Allemagne de Weimar, avant que la barbarie nazie efface presque toutes les traces de son travail. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’est de Zürich que résonnent les revendications homos, notamment à travers la publication « Der Kreis » (Le cercle), la seule revue gay internationale jusqu’en 1967. Dans la mouvance de Mai 68 se créent en France le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR), et en Suisse le Groupe de Libération Homosexuelle de Genève (GLHOG). Mais les émeutes de Stonewall marquent à n’en pas douter une étape clé de l’émancipation gay. Elles sont la source et le symbole d’une révolution internationale, et sanctionnent le début de la véritable visibilité, un changement d’attitude radical: à la honte s’est enfin substituée la fierté gay, la gay pride.
Dès 1971, on assiste aux premières Gay Pride en Europe, à Londres et à Paris. En Suisse, la première Gay Pride rassemble 300 homos à Berne en 1979. Après Zürich il y a quelques années, le phénomène gagne la Suisse Romande: près de 2’000 personnes défilent dans les rues de Genève en 1997, puis le double l’année suivante à Lausanne. Cette année, c’est au tour de Fribourg d’accueillir la grande messe homo, où plus de 15’000 personnes sont attendues. Impensable il y a trois ans encore.
Oui, les moeurs changent. Le message de fierté fait des adeptes. Trente ans après les émeutes de Stonewall, on célèbre la Gay Pride dans plus de cent cinquante villes dans le monde. Les pays scandinaves et une poignée d’autres ont adopté le partenariat enregistré. Même la Suisse semble disposée à octroyer l’égalité des droits aux couples homosexuels. Mais si une relative acceptation se profile sur le papier, il n’en va pas de même dans la vie quotidienne, une fois sorti de certains milieux urbains. La problématique de fond n’a pas changé: l’homophobie a de solides racines, et la majorité des gays et des lesbiennes continue de vivre recluse dans le placard de la honte et de la peur, au travail, en famille, à l’école, et dans la rue. Puisse la Gay Pride de Fribourg, avec un message politiquement fort, accroître encore la visibilité et la fierté, en proposant le respect des diverses formes de l’amour. Fierté, visibilité – oui. Mais pas seulement un jour par an au mois de juillet. Tous les jours de l’année, dans toutes les situations. L’Histoire suit son cours.
Stéphane Riethauser
Article paru dans 360°, Le Courrier, La Liberté (juin 1999)
Références: Martin Duberman, STONEWALL, New York, Plume Books/Penguin, 1994
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