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5 juin 2003

POÉSIE - Le grand saut - lettre à ce cousin que je n'ai jamais connu

Tu ne liras probablement jamais cette lettre. Pourtant, moi, je m’obstine à l’écrire, brûle de te la faire parvenir, comme tant d’autres auxquelles tu n’as jamais répondu.

AlterHéros

Cher cousin. Tant de cris étouffés, de rage contenue, de pulsions refoulées. Mon cousin, mon cher cousin. Celui que je n’ai jamais vraiment connu. Celui que je croise quelques rares fois par année lors de festins familiaux. Festins où la richesse et la diversité culinaires contrastent avec la redondance et la bêtise de nos conversations trop prévisibles. Festins où le vin coule à flots, où les matantes s’arrachent la vedette, où les mononcles s’empiffrent entre deux jokes plates, où les couples bien campés se tirent la pipe, où les rires fusent, bons et gras. Festins où les jeunes, penauds, ennuyés, écoutent leurs parents s’esclaffer devant de bonnes anecdotes mille fois racontées, rééditées, retravaillées. Festins où ces mêmes jeunes, en l’occurrence toi, moi, ton frère et sa blonde, n’avons absolument rien à nous dire. Rien de construit, de constructif. Rien de partagé à part nos quelques souvenirs d’enfance communs. Rarissimes. Vacuité insurmontable. Alors on rehausse le ton, on s’adapte et on fait rire le clan pour avoir, nous aussi, notre heure de gloire.
On se côtoie depuis plus de vingt ans et pourtant, cher cousin, j’ai l’horrible impression que tu as manqué le bateau, que tu t’accroches à tes illusions, douces illusions, nuages cotonneux. Et moi, je vais une fois de plus enfreindre la limite en te poussant à l’eau. De gré ou de force. Si tu savais comme c’est bon de se mouiller. Écoute la mer, elle t’appelle, te requiert. Le sel, la houle, la brise. Le large. Là où les coteaux sont des repères, où les bouées se font rares, mais sûres. Air salin, air pur. Nager sans flotteur. Exécuter des pirouettes dans les profondeurs. En être encore capable. Et crois-moi, tu ne couleras pas, je te le promets. Je vais te protéger, te guider. Plonge, vas-y. La noyade est impossible. À bas la piscine clémente et vive les courants marins. Sors de tes filets familiaux et ose ta viscéralité, Ose-la, ose-la donc! De quoi as-tu peur? De toi, j’en ai bien peur. De moi aussi, parce que je suis ce que tu refuses, ce que tu dénigres, ce que tu envies, ce que tu méprises, ce qui te tenaille, te hante, te trouble. Je suis ce que tu es.
Et moi, je te comprends, si tu savais comme je te comprends. Mais je te confronte aussi, t’accule au pied du mur. J’entends déjà tes oreilles qui bourdonnent à la sonorité du mot évoquant l’autre, celui qui nous met tous mal à l’aise. Tant de saleté à épurer, de faussetés à enrayer. Tant de libertés à acquérir, de passions mordantes, charnelles, amoureuses à accueillir. Tant de tabous à apprivoiser. Nous connaître, par exemple. Qui suis-je pour toi? Celui qui a osé partir en Afrique malgré le climat politique, malgré les recommandations, grâce à ton père, mon parrain – il m’a offert les billets gratuitement; il a des contacts – qui jamais n’aurait laissé partir un de ses fils dans de telles conditions. Dangereuses, risquées. Celui qui, une année, a présenté son amoureux à Noël, aux yeux choqués de… de personne d’autre que toi. Celui qui n’a pas peur de remettre les choses en question. Celui qui vit en marge. Celui qui tempête. Celui qui soutient ton regard pour y dénicher la vérité et qui se cogne à l’inévitable fuite. Mais quelle vérité, au fait, la mienne? Et si je me trompais. Si mon hypothèse n’était qu’illusion, que mon besoin d’être de connivence avec le même sang me brouille les yeux, que mon obstination à vouloir te mouler à ma réalité l’emporte sur l’objectivité. Je te crois malheureux, mais qu’en sais-je? De quel droit je me permets de bafouer ta vie, de la questionner, de la colorer? Au nom du bonheur, de la fraternité, de la vérité? Au nom de tous ceux qui se replient, s’oublient, se marient? Au nom de la liberté? Ta liberté, elle t’appartient. Je te tends la main, cher cousin, fais-en ce que tu veux.
Mais toi, toi, qui es-tu? Enfant, tu m’accompagnais dans mes escapades. Tu riais de bon coeur, jouais avec les couleurs. Adolescent, tu as découvert l’érudition. Y es plongé sans prétention. Un bain chaud, rassurant. L’intellect, le monde des idées, des connaissances. Le terrain du contrôle, de la maîtrise. Tes livres sont devenus des vieux copains. Tu analysais, déchiffrais, constatais. Les rois de France te bordaient, la Révolution bolchevique t’a ouvert l’esprit. Tu te délectais d’Histoire. Mais la tienne, qu’en as-tu fait? Loin de moi l’idée de vouloir user d’un ton moralisateur. Tu es un adulte maintenant, avec tout ce que ça implique. Mais j’aimerais tant devenir ton complice, ton compère. Pourquoi ne m’invites-tu pas à te regarder dans la glace? Pourquoi ne vois-tu pas à quel point tu es beau, mon cher cousin? Pourquoi ne te permets-tu pas d’exulter, d’aimer avec tout le vertige et la folie que ça amène? Pourquoi tenir à ce flegme, à cette irascibilité? Pourquoi?
Parce que tu préfères les conventions astreignantes à ta nature profonde. Parce que tu crains les yeux de ton père, de ta mère, de ton frère, de ton chat. Parce que personne d’autre que moi n’ose évoquer ta différence, devrais-je dire soupçonner, parce qu’il s’agit bien d’un soupçon, un penchant à éviter. Innocent jusqu’à preuve du contraire. C’est l’excuse qu’endossent tes parents pour ne pas te choquer, pour ne pas se poser de questions, par paresse. Parce qu’on t’a conditionné à dénigrer la sensualité entre hommes. Sensualité qui est belle, saine, pure. Parce que tu as appris à te résigner. Mais il y a des échappées, il doit y en avoir. La nuit, quand tu te caresses, à qui penses-tu? Quelles sont les images qui animent tes fantasmes? TU VAS TROP LOIN! Quelles peaux? ARRETE, JE T’EN SUPPLIE! Qui sont ceux qui te font bander, qui te font jouir? JE T’EMMERDE, TU NE SAIS RIEN DE MOI!! Et une fois la vague passée, le trop-plein de vie expulsé, c’est la honte qui te hante? La peur que quelqu’un s’en doute? Tout le mal que tu ressens, que tu t’infliges, la laideur qui coule dans tes veines. Tous les efforts mis à faire semblant, à jouer le jeu. Mais n’écoute pas ce qu’on te dit. Tu n’es pas un homme superficiel, sale, mal tourné, immoral, provocant, vil, pervers, infâme. Tu ne vas pas soudainement t’armer de muscles et vouloir baiser tous ceux qui les exhibent, ni non plus t’affubler de cuir ou de maquillage pour déguiser ta vie. Et d’ailleurs, ceux qui optent pour ces avenues n’ont rien de malsain, de déluré. Il y a tant à découvrir chez le genre humain. Au lieu de quoi, on méprise, on étiquette, on juge, on classifie. On se sécurise. Pourquoi t’offusques-tu à l’écoute d’une voix d’homme nasillarde et féminine? Voix que beaucoup d’entre nous n’acceptons pas d’ailleurs. Voix qui ressemble étrangement à la tienne, à la nôtre. Je ne serai pas séduit par celui qui se gonfle de maniérisme. Je craque pour les hommes. Pour des hommes serait mieux approprié. Pour un homme serait mon souhait le plus ardent. L’amour viendra, l’amour viendra. Mais la sensualité qui m’allume est celle de l’authenticité, celle qui s’éloigne des pôles machistes ou surfémins. Une voix qui parle, une voix qui porte. Voix qui susurre, qui gémit. Une voix qui sourit.
Cher cousin, écoute ta voix, ta voie, et laisse-la t’émerveiller. Clame-la, chante-la. Cette missive se veut un hymne à l’amour, une ouverture à la vie. À ta vie. À quoi bon lutter contre un mystère plus grand que notre entendement. Pourquoi ne pas le valoriser, le bonifier, en faire l’éloge. On ne peut pas aller à l’encontre de ce pour quoi on vibre. Alors je t’invite à vibrer, à faire de ton corps, de ton âme, l’instrument de ta destinée. Crée ta propre musique. Elle sera douce, mélodieuse. Elle sera tienne. Et moi, je l’écouterai, tête sur ton épaule.

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